Mogador, la
malheureuse ville vivait sur ses souvenirs, ruminant sa grandeur passée,
ses titres consulaires et ses grands désenchantements coloniaux.
Quarante ans après l'instauration du Protectorat, elle continuait
d'attendre lévénement qui la tirerait de sa dégradante retraite et lui
donnerait une nouvelle vocation historique. Peut-être un débarquement de
Chinois ou de Martiens, peut-être la découverte d'un gisement de pétrole
ou d'une mine de diamants. Peut-être aussi sa conquête par les Canadiens
ou son rattachement à la principauté de Monaco.
Les bateaux n'entraient plus dans son port, ils mouillaient au large où
des péniches remorquées à des chalutiers allaient les décharger de leur
thé de Chine et les charger damandes du Souss. Mogador ne connaissait
plus les terreurs des bombardements ni les émois des grandes livraisons.
Elle était en marge de l'histoire, au ban du ciel, à la croisée des
vents, et elle végétait, comme toutes ces vieilles filles qui
attendaient, derrière les volets clos de leurs maisons, la proposition
de quelque prétendant princier poussé sous leurs balcons par les vents
entremetteurs. Plus elle déclinait et plus elle rêvait ; et plus elle
rêvait et plus elle dépérissait.
Les gens de la casbah, descendants pour la plupart des Courtiers du Roi
et de leurs rabbins, ne pouvaient se résigner à leur déchéance. S'ils ne
parlaient plus autant l'anglais, ils n'en continuaient pas moins de
vivre au rythme et à la manière de l'Angleterre. Leurs maisons
ressemblaient à des musées, encombrées d'antiquités et de vieilleries
incrustées de souvenirs, et leurs traits à des armoiries, beaux et laids
à la fois. Les Français habitaient désormais les villas qu'ils s'étaient
construites sur le bord de mer. Ils donnaient certes l'impression, comme
tous les colons du monde, d'être là sans être là, mais ils avaient leur
Mogador aussi : une manière bien à eux de s'insinuer entre ses remparts,
de rencontrer ses gens, de braver ses autorités. Ils n'étaient ni plus
ni moins épris des lieux que leurs compatriotes juifs ou musulmans, ils
étaient contaminés par les insinuations pudibondes des vents, les
embruns obscurs des vagues, les chuchotements des araucarias. Ils
étaient au paradis et passaient leur ennui en brimades de Musulmans, en
vexations de Juifs, en bals dansants et en lectures de journaux et de
revues qui retraçaient, avec des semaines et des mois de retard, les
modes et les crises qui secouaient le grand monde duquel ils sétaient
retirés pour mieux assister, de loin, à ses engouements et à ses ébats.
Ils ne travaillaient pas, ils géraient leurs domaines ou leurs
conserveries. Ils étaient les nouveaux maîtres de la ville sans en être
les héritiers, des intrus peut-être, qui n'en avaient pas moins
bouleversé les moeurs. Les vents portaient désormais des noms français,
l'Océan rendait les échos de la Marseillaise, mon père portait leur
béret noir et ma mère me chantait des berceuses lorraines.
Texte "Le Berceau du vent" : Ami Bouganim né à
Essaouira-Mogador
Source : www.mfa.gov.il.